LE PARADIS, C’EST ICI, À MAUZENS-MIREMONT
PILE À LA CROISÉE DU 45e PARALLÈLE ET DU MÉRIDIEN
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J’ai quitté le Périgord pendant 25 ans pour faire la journaliste dans les grandes
villes, parfois même dans des langues étrangères : anglais, norvégien, russe
ou mongol… et lorsque j’ai reposé mes branches en face de leurs racines, dans cette
terre gorgée de truffes et truffée de grottes, le Périgord Noir de mon enfance,
j’ai quand même un peu tâtonné pour viser juste et retrouver la douceur de vivre
paysanne qui fut mon terreau, mon engrais naturel.
Mes grands parents de cœur, Louise et Albin, mes voisins providentiels, n’étaient
plus de ce monde. Je le savais depuis longtemps mais c’est alors qu’ils m’ont le
plus manqué. Alors j’ai fureté. J’avais perçu un indice au Bugue, sur le marché.
Le radieux sourire d’Yvonne au milieu de ses bouquets lumineux. Des fleurs champêtres,
parfumées, des harmonies de couleurs raffinées, rien à voir avec les bouquets surgelés.
Donc, il y avait encore un espoir. J’ai remonté la filière et je suis arrivée, après
être passée sous un gros viaduc du chemin de fer en brique rouge, dans le nid où
poussaient ces fleurs et où vivaient ces gens : la famille Castang de Mauzens-Miremont.
Le père, la mère, le fils, son épouse et leurs deux enfants, sans oublier le chien
Volcan, les chats, et en quasi permanence, des visiteurs. Je dis bien visiteurs
et non pas « clients » car dans ce jardin où fleurs et légumes se partagent
les serres et le plein air, on vient tout autant pour faire son marché que pour
le plaisir de la promenade et du brin de causette, toujours possible et agréable,
quelque soit le moment que l’on interrompt. C’est d’autant plus frappant quand on
passe une journée complète dans l’exploitation. Alors on s’aperçoit qu’entre deux
sourires, conseils de jardinage ou information de première fraîcheur sur les dernières
découvertes préhistoriques dans le secteur, Yvonne, Jules, et leur fils Éric travaillent
d’arrache-pied, passant des heures en pleine chaleur pour cueillir tomates, concombres,
haricots verts, aubergines, courgettes ou melons, dormant de toutes petites nuits
en pleine saison, mais se relevant frais comme des gardons pour vous accueillir
avec une douceur et bonne humeur.
DU CINQ MILLE POIREAUX À L’HEURE
Éric, le fils, né le 28 septembre 1961, en pleine possession de sa radieuse quarantaine,
repique allègrement ses 5000 poireaux à l’heure. Le vrai record que nous avons homologué
fut de 175 poireaux sur une même ligne en deux minutes, mais dans la mesure où il
faut envisager une légère perte de temps au moment du changement de rangée, nous
préférons tabler sur une moyenne de 166,66 et arriver au chiffre rond de 5000 poireaux
à l’heure, sachant qu’il n’en a jamais autant à planter d’un seul coup.
Chaque année Éric Castang repique 10000 poireaux et plante 90000 pieds de salades.
Ceci juste pour vous donner une idée de la masse de travail qui s’opère sous les
2500 m² de serres et sur 3 hectares de terres cultivées en plein air.
ICI BAS, LE MIRACLE A DES AILES ET BEAUCOUP DE PUCERONS À DÉVORER
Et c’est alors que sur moi la révélation s’abattit. Je crois qu’elle avait pris
la forme d’un vol de bourdons, discret en soi mais incessant. Ils me chatouillaient
imperceptiblement la rétine et les tympans alors que je filmais Éric cueillant ses
450 kilos de tomates du jour, un jour record de juillet 2005. Il y avait autour
de nous une nuée d’insectes, des insectes bienveillants. Leurs petites ailes battaient,
leurs petites pattes galopaient, tout le monde s’affairait follement. Les bourdons
vibraient les pieds de tomates pour que le pollen mâle rencontre le pistil femelle
tandis que les larves d’aphidolètes piquaient les pucerons et les suçaient goulûment.
Le plus naturellement du monde, sans tambours ni trompettes, et surtout sans plus
aucun intrant chimique - insecticides, pesticides et autre poisons censés protéger
les cultures - Éric Castang s’était lancé dans l’aventure ô combien porteuse d’avenir
de la « lutte biologique intégrée ».
Autrement dit, il avait fait le choix de ne plus « sulfater » à tour de
bras mais de s’adonner, à point nommé, à des lâchers d’insectes qui, bien choisis,
savent être d’ardents défenseurs des légumes.
ICI ON PEUT MANGER DES TOMATES TRANQUILLES
Voila, j’avais compris, la force, la magie, le plaisir d’être ici étaient liés,
et je l’avais ressenti de façon intuitive, archaïque même grâce à la femme préhistorique
qui sommeille en moi, à la qualité de l’air, de l’eau, de la terre et des tomates
en résultant.
Ici, comme le disait Jules fièrement, on pouvait « manger les tomates tranquilles ».
Là, toutes fières sur leur pied, pleines de saveurs et de joie d’avoir si harmonieusement
poussé.
Avec Éric nous avons creusé le sujet. Il m’a expliqué qu’il achetait ses boîtes
d’insectes à des laboratoires spécialisés, après avoir fait le bon diagnostic des
insectes ravageurs à éliminer.
Toutes ces choses belles et simples qu’il m’offrait là, sous mon objectif, m’ont
redonné le goût du journalisme et c’est avec lui à la Une et le récit de cette « Révolution culturale à Mauzens-Miremont »
que nous lancions notre magazine d’information
www.albuga.info l’été suivant, le
21 juin 2006, précisément.
Les branches, les racines, les aphidolètes et les bourdons, tout était en place,
à nouveau.
LES NEIGES DE L’ATLAS
Jules est un homme très discret. Quand il fait trop chaud, il s’installe sur sa
balançoire, à l’ombre du vieux tilleul, et se met à botteler les oignons nouveaux
ou les blettes, à la fraîche. Il m’a confié son amour pour sa terre, la patience
et le temps qu’il faut pour la rendre nourricière. Plantés en février, puis repiqués
en juin, les poireaux seront récoltés de septembre à mars prochain. « Ça prend
son temps, hein ? C‘est comme pour la fève, celles que j’ai ramassées fin juin,
elles avaient été semées au mois de décembre. »
Là, sur sa balançoire ombragée, Jules m’a raconté des morceaux de sa vie et c’était
bien.
IL SE FAIT APPELER « JULES »
Personne ne l’a jamais appelé Etienne, son prénom de baptême, sauf l’administration.
« Mon oncle qui avait perdu son fils à la guerre de 14, a voulu qu’on m’appelle
Jules, comme lui, en souvenir. Je suis né dans cette maison en 1934. Dès après l’école,
depuis l’âge de 13 ans, je suis là, à tourner et retourner la terre. Ça fait un
bail. Je crois que la seule interruption, ça a été le service militaire : treize
mois en Allemagne puis le départ pour l’Algérie, puis un autre régiment au Maroc
où j’ai vu les neiges de l’Atlas. En tout, vingt-huit mois dans l’armée, pour rien
bien sûr. »
Bien des années plus tard, Jules emmènera sa femme Yvonne voir ces fameuses neiges
de l’Atlas, en voyage organisé. Pour se souvenir des belles choses et oublier les
errements des armées et de leurs dirigeants.
LE FRAIS, ÇA LES ATTIRE
La maison à été bâtie dans ce vallon arrosé par le Brungidou, en 1933. Jules y est
né le 11 août 1934. La grange est arrivée en 1936. Jules travaille sa terre depuis
plus de soixante ans. « On n’a jamais fini, ça n’arrête jamais, y a pas assez
de jours! »
Il ne se plaint pas, il sourit et continue de botteler calmement. Il aime son métier
qui lui permet d’observer le cycle de la nature et le défilé des clients.
« Y a du monde, on a l’occasion de parler, c’est agréable. De plus en plus
les gens reviennent à la campagne, chez le producteur. Le frais, ça les attire. »
YVONNE AU PAYS DES FLEURS
Yvonne, entre temps, a donné aux poules, aux lapins et aux cochons les cageots de
légumes légèrement fanés : que du bio!
Yvonne a le cœur léger car depuis quelques années elle cultive enfin son jardin
secret, empli de fleurs en plein air et sous la serre, et ce grand réconfort lui
permet d’accepter ce qui l’a souvent peiné dans sa jeunesse :
« Je ne reviendrai jeune pour rien au monde. Je suis née onzième de treize
enfants, le 14 décembre 1940, au château de Malbec à Fleurac où mes parents étaient
employés comme domestiques. À cette époque les paysans étaient méprisés, et c’était
pour moi une honte d’avoir des mains de paysanne. Mon bonheur a été de rencontrer
Jules mon mari. Lorsque nous étions fiancés, il lui est arrivé le dimanche de traverser
toute la campagne de Mauzens à Rouffignac en bottes dans la neige pour me retrouver.
Ma fierté ce sont mes quatre enfants Éric, Denis, Gisèle et Laurent qui ont tous
fait des études. J’y tenais énormément. Ma revanche c’est Éric qui a su trouver,
avec la protection biologique à base d’insectes, la solution naturelle que j’avais
toujours recherchée. Grâce à cette méthode, notre travail de paysans maraîchers
a retrouvé toute sa dignité, mieux, c’est devenu un métier d’avenir. »
PAPILLON LE JOUR, LUCIOLE LA NUIT
« Autrefois il fallait travailler dur toute l’année : les légumes mais
aussi les volailles, les lapins, les oies, les canards, le gavage. On n’avait pas
le temps de s’amuser à faire de l’ornementation. J’ai pris ma préretraite et maintenant,
je me lance dans ce que j’aime vraiment : les fleurs ! Toute l’année, je déplace
mes pots dans la serre qui est chauffée… il y en a partout! Les fleurs, c’est un
éternel renouvellement. À Chaque saison, sa fleur. On ne s’en lasse jamais. Je trouve
que c’est tellement passionnant. C’est Charlotte Castang, ma cousine, qui m’a tout
appris sur les fleurs anciennes qu’elle connaissait fort bien. Je dois avoir à ce
jour au moins 1000 variétés différentes dans le jardin. J’adore plus que tout confectionner
mes bouquets. Je cueille des brassées de fleurs le matin à la fraîche et j’en remplis
l’ancienne salle d’abattage des volailles. Le soir je m’installe et je compose avec
ma palette de couleurs. J’y passe mes nuits, je ne compte pas mon travail. »
Ainsi lorsque Yvonne Castang se présente avec ses délicats bouquets sur le marché
les mardis et samedis matin au Bugue, elle vient de passer une nuit blanche mais
pleine de couleurs et de senteurs qui l’enchantent et lui font oublier le manque
de sommeil.
Papillon le jour et luciole la nuit, Yvonne vit au rythme de la lune et du soleil,
au bord du Brungidou à Mauzens-Miremont, pile à la croisée du 45e parallèle et du
méridien 0.
LA PLUS BELLE CHOSE QUE VOUS AYEZ VUE
Un jour ou nous prenions le frais au bord du Brungidou, ventilés par des libellules
bleues, j’ai demandé à Éric, Yvonne et Jules ce qu’ils avaient vu de plus beau dans
leur vie.
Yvonne m’a dit : « Une fois en forêt, j’ai vu naître un champignon, comme
ça plop! En une fraction de seconde, un cèpe était né. »
Éric m’a dit : « Moi, j’ai vu téter des bébés hérissons, pelotonnés contre
le ventre de leur mère bien douillet. »
Et Jules m’a dit : « C’est beau aussi une bogue de châtaigne qui tombe
et qui s’ouvre, en automne. »
Toutes ces belles images ne se laissent pas facilement filmer. Alors je vous laisse
les imaginer, tranquillement, le soir au coucher. Et puis si vous en voulez d’autres
il vous suffit d’aller à Mauzens-Miremont, sous le viaduc de chemin de fer, et de
papoter un instant avec Yvonne, Éric ou Jules Castang. Ils sont intarissables. Et
si ce texte ressemble à une lettre d’amour, c’est tant mieux. Pourquoi ne filmer
que les désordres et les misères du monde quand il y a un Brungidou qui coule juste
à coté.
Sophie Cattoire
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