L’ESCALE BUGUOISE D’UNE GRANDE VOYAGEUSE
Micheline Garrigue, née Chevallier, à Saint–Junien-les-Combes (Haute-Vienne) en
1929, fut pour son époque une pionnière. Elle sut très tôt abolir les frontières
grâce à son arme absolue : une parfaite maîtrise de l’anglais. « J’ai eu très tôt
l’intuition que l’anglais deviendrait la langue mondiale ». Dans les années 40,
en France, les jeunes filles capables de parler l’anglais n’étaient pas nombreuses.
Elle eut ainsi tôt fait de décrocher un poste à la base militaire américaine venue
s’implanter à Coulounieix-Chamiers, dans les faubourgs de Périgueux, en 1945.
Auparavant, elle avait vécu chez ses parents à Vichy. Son père, Louis-Aimé Chevallier,
gendarme très bien noté, avait en effet été choisi pour diriger la garde motorisée
du Maréchal Pétain en 1940. Grand vainqueur de la bataille de Verdun, devenu ministre
de la guerre en 1934, Philippe Pétain est ambassadeur à Madrid lorsqu’on l’appelle
au gouvernement en juin 1939 pour sauver la Nation. Investi des pleins pouvoirs
par l’Assemblée Nationale le 10 juillet 1940, il devient, à 84 ans, chef de l’Etat
français à Vichy. Son choix de collaboration avec l’occupant allemand – il reste
à son poste après l’Occupation de la zone libre en 1942 – lui vaudra d’être condamné
à mort par la Haute Cour de Justice en 1945. Sa peine sera commuée en détention
perpétuelle à l’île d’Yeu.
Mais au début de la guerre, c’est en héros qu’il s’installe à Vichy et la petite
Micheline, onze ans, se trouve plongée dans un univers trouble de fastes et de peur,
entre les bottes qui claquent, les blessés qui envahissent les hôpitaux et les splendeurs
des banquets où, enfant, elle est conviée avec sa chorale. Car elle chante, elle
veut être cantatrice, et un soir, à Vichy au casino, le Maréchal, ému par sa voix,
vient la féliciter. Une autre fois, elle est désignée pour aller déposer au pied
de la Maréchale un petit colis de secours national, symbolisant la solidarité des
Français envers leurs soldats. « Au milieu d’un luxueux salon du Pavillon Sévigné,
la Maréchale qui était immense m’a soulevée du sol pour m’embrasser. »
A Vichy, Micheline expérimente aussi le courage. Avec ses petites camarades, elles
se sont jurées : « Ne jamais descendre du trottoir pour laisser passer les
soldats allemands ! » et, le cœur battant, elles ont tenu bon.
CONTE DE NOËL À LA MONTAGNE
Après guerre, le père de Micheline est muté à Périgueux, bourgade encore très rurale,
par comparaison. Micheline tombe gravement malade. Une typho-bacillose suivie d’une
scarlatine. « J’ai attrapé ça en buvant de l’eau. J’étais comme un fétu de paille.
Préparez-vous à la voir mourir ! ont annoncé les médecins à mes parents. J’ai demandé
à mon père si je pouvais serrer son petit chien de chasse, Boléro, dans mes bras.
Sur ce, j’ai vomi un vers long comme ça, de couleur grise, et j’ai survécu. La mort
s’est trompée, elle s’est abattue sur Boléro qui est mort dans mes bras juste après. »
Micheline part ensuite en convalescence dans un préventorium en Haute-Savoie. « C'était
un château dans la montagne. En plein hiver, nous prenions le soleil sur une grande
terrasse, un solarium, et le docteur depuis sa fenêtre nous lançait notre courrier.
Une lettre pour le petit diable ! Il m’appelait ainsi à cause de mon bonnet rouge
et pointu qui le faisait rire. Il ne sortait jamais de son bureau. Lorsque j’y suis
entrée la première fois, j’ai eu un choc... en raison de l’odeur. Il était entouré
d'au moins cinquante chats, portait une longue cape noire et des souliers de lutin
retroussés au bout. Ce personnage était au demeurant très attachant. Ce fut une
période très joyeuse. Nous nous promenions mes petites amies et moi-même en traîneau
dans la neige, tirées par des chevaux comme dans un conte de Noël. »
LE TEMPS DES AMOURS À PÉRIGUEUX
De retour à Périgueux, Micheline fait des études de commerce et devient modèle pour
une maison de couture localement renommée « Je présentais chez Madame Montaigne
les bikinis et les robes du soir. » Puis elle entre à la base militaire
où elle est chargée de recruter des employés français. Elle donne aussi des cours
de conversation en français aux soldats américains. Et elle voyage. Jacques Garrigue,
lui, pendant ce temps fait l’école hôtelière de Toulouse puis devient chef cuisinier
dans différents palaces à Paris et Juan le Pins. Ils se rencontrent au "Colonial",
boîte de nuit en vogue à Périgueux dans les années 50. Ils se marient à la basilique
Saint-Front en 1956 puis viennent reprendre au Bugue l’Hôtel de Paris, jusqu’alors
tenu par les parents de Jacques.
L’HÔTEL DE PARIS METAMORPHOSÉ
Dans cet hôtel, ils vont tout chambouler, initiant une très bonne table et un accueil
bilingue très soigné. Micheline fait venir au Bugue des jeunes filles anglaises,
élèves de collèges britanniques. Elles sont l’attraction; les Buguois les dévorent
des yeux à chacune de leurs apparitions sur les balcons. Micheline organise aussi
des expositions de peintures et présente notamment les sanguines quelle dessine.
Elle imagine aussi des soirées diapos où elle montre ses souvenirs de voyage à ses
clients. En 1954, à l’âge de 25 ans, elle avait en effet participé avec l’agence
de voyage "le Touring Club de France" à la toute première excursion officielle d’Occidentaux
en Union Soviétique, depuis la Révolution d’Octobre (1917) et le verrouillage des
frontières. Une croisière inaugurale via la mer Noire, la Crimée, Yalta : « Je me
suis assise à la table même où Churchill, Roosevelt et Staline ont signé les accords
de Yalta en 1945 pour se partager le monde. A chaque étape nous avons été accueillis
magnifiquement. A Moscou, j’ai signé presque autant d’autographes que Brigitte Bardot
! J’ai vu, sur la Place Rouge, le mausolée avec les tombeaux de verre de Lénine
et Staline embaumés, allongés côte à côte. » Staline vient en effet de
mourir et la déstalinisation qui le privera de ce trône posthume n’est pas encore
engagée (1956). Tous ces documents photographiques, elle les livre donc en avant-première
à ses clients de l’Hôtel de Paris au Bugue, devenue halte cosmopolite incontournable.
AVEC JOSEPHINE, UN HUMANISME PARTAGÉ
A l’Hôtel de Paris, Micheline fait la connaissance de Joséphine Baker qui s’est
installée au Château des Milandes, à Castelnaud-la-Chapelle, dans la vallée de la
Dordogne. « Avec Joséphine, le déclic fut immédiat, électrique, comme si nous nous
étions toujours connues. Elle ne rentrait jamais aux Milandes sans faire un crochet
par l’Hôtel de Paris pour prendre un verre ou manger un morceau. » Micheline
se souvient de ce repas improvisé, toutes deux assises sur la grande table de la
cuisine, se régalant de foie gras et de vin rouge.
Une autre fois, sortant de la cuisine et faisant irruption dans la grande salle,
Joséphine fut acclamée par toute la clientèle debout, martelant son prénom pour
lui faire honneur. « J’avais à l’époque des collégiennes britanniques venues en
Périgord exprès pour la voir… elles ont failli s’évanouir en la voyant entrer !
»
Il faut rappeler qu’au-delà des paillettes et de sa ceinture de bananes, durant
la seconde guerre mondiale, Joséphine s’était engagée dans la Résistance en intégrant,
aux Milandes, le réseau de Jacques Abtey. Et c'est précisément dans les Forces Françaises
Libres du Général de Gaulle qu'elle avait révélé son courage et sa force de caractère.
Dans son château « de la Belle au Bois Dormant » comme elle l’appelait,
un château Renaissance édifié à partir de 1489 par François de Caumont, Seigneur
de Castelnaud, Joséphine entourée de ses douze enfants adoptés venus du monde entier,
sa « tribu arc-en-ciel », veut initier un « village du monde »,
épicentre d’humanisme et de tolérance.
Dans son Missouri natal (Etats-Unis, rive ouest du Mississipi), elle a connu le
racisme violent, puis, dans cette France qui l’a accueillie, elle a vu la guerre
et ses déportés. Elle savoure dans les années 50 un peu de calme en Périgord, avant
d’être ruinée puis expulsée des Milandes en 1968. « Joséphine me disait toujours :
Viens coucher au château Micky ! Mais je devais m’occuper de ma clientèle. Je suis
allée à son anniversaire pour ses 54 ans dans la boîte de jazz qu’elle avait ouvert
au château. Ce fut inoubliable. Nous étions cinq : Joséphine et Jo Bouillon,
son mari, chef d'orchestre, leur pianiste, Jacques et moi-même. Nous nous sommes
séparés au petit matin après avoir dansé et ri toute la nuit. Une autre fois, de
retour d’une tournée en Côte d’Ivoire, elle m’a offert le bouquet d’orchidées dont
l’avait gratifiée le président Félix Houphouët-Boigny. Je l’ai fait sécher et je
l’ai toujours conservé en souvenir d’une amitié très belle. »
EN ROUTE POUR LES AMÉRIQUES
En 1963, Jacques et Micheline Garrigue quittent Le Bugue pour Cannes où ils ouvrent
un restaurant baptisé « Mon Village », situé à proximité de la Croisette et qui
sert des spécialités du Périgord. En 1964, ils décident de partir pour les Etats-Unis,
par le bateau transatlantique qui part de Cannes, la nuit. A leur arrivée Micheline
et Jacques travaillent dans différents restaurants à Greenwhich, dans le Connecticut,
puis ils s’installent à New York même : « Je voulais vivre à New York, je m’y suis
sentie tout de suite chez moi. Nous avons habité de splendides appartements avec
des halls d’entrée en marbre vert, des fontaines et des doormen (en français : portiers).
Ensuite nous sommes partis cinq ans pour les Bahamas où Jacques a été engagé par
une chaîne de casinos. Nous habitions alors dans une hacienda immense. Notre fils,
Olivier, allait en voiture avec chauffeur dans un collège britannique, annexe de
celui de Londres où étaient scolarisés les fils de la princesse Diana. »
En 1990 Jacques Garrigue monte un dernier restaurant, "La Chamade", à Palm Beach
en Floride. Puis départ pour les Iles Vierges américaines dans les Caraïbes et retour
à White Plains dans le Connecticut. Là tout se précipite, les dates se brouillent.
Au moment où les bagages sont prêts pour rentrer en France, Jacques Garrigue meurt
d’une crise cardiaque.
LE RETOUR AU BUGUE AUPRÈS DE SES AMIS
Micheline est donc revenue seule en France. Au Bugue, elle a retrouvé ses amis de
toujours, Gilberte et Henri Barthe, qui s’étaient connus chez elle, à l’Hôtel de
Paris en 1960. « Gilberte s’était présentée à moi, elle était belle et très élégante.
Je l’avais immédiatement embauchée. Elle fut parfaite. Henri, le charcutier d’en
face venait chaque dimanche après la messe prendre l’apéritif avec son ami Jacques
Bussière. Lorsqu’il la vit, ce fut le coup de foudre absolu. Ainsi puis-je me targuer
d’être à l’origine d’une fort belle histoire d’amour qui dure toujours. »
Après leur départ du Bugue, Henri et Gilberte ont suivi pas à pas les aventures
de Jacky et Micky. Micky "l’Américaine" qui entend bien dorénavant partager son
temps entre les Etats-Unis où vit son fils Olivier et la France où vit toujours
sa mère âgée de 101 ans.
A 76 ans, à la terrasse d’un café au Bugue, entourée de ses chers amis Gilberte
et Henri, Micky sourit : « Je suis tellement heureuse de ma vie ! » Son
secret : en dépit des épreuves, savoir se sentir bien partout. "Micky land is everywhere"
et partout elle promène délicatement sa joie de vivre interplanétaire.
Sophie CATTOIRE
Ndlr: Si quelques erreurs de dates se sont glissées dans cet article, il ne faudra
pas vous en formaliser. Micheline Garrigue est résolument fâchée avec les dates
« le temps n’existe pas » explique-t-elle. Certains scientifiques partagent
d’ailleurs entièrement ce point de vue.
Nous remercions Maria et Eric Vaquier pour leur accueil à l'Hôtel de Paris au Bugue,
Gilberte et Henri Barthe et Micheline Garrigue pour le temps qu'ils nous ont accordés
ainsi que Madame Claude Delabarre et Madame Angélique de Saint-Exupéry pour leur
accueil au château des Milandes à Castelnaud-la-Chapelle au printemps 2005.
|