LA PRÉHISTOIRE, COMME SI VOUS Y ÉTIEZ !
Percussions sur silex et sifflements de sagaies, ponctués par les cris de fierté
ou les jurons adéquats, La Chapelle-aux-Saints s’est offert, pour le cent-deuxième
anniversaire de la découverte de son vieux Néandertalien, un concert de sonorités
préhistoriques devenues rares dans nos contrées. Au programme des festivités figuraient
en effet le championnat européen de tir au propulseur préhistorique et une manche
du championnat mondial de tir de précision organisé par la World Atlatl Association
basée aux Etats-Unis. Nicolas Audebert nous fit découvrir la façon de faire du feu
sans allumettes et fabriquer des outils tranchants sans métal, juste à partir d'un
bloc de silex taillé de main de maître. Parmi les invités de marque au banquet préhistorique,
nous eûmes le bonheur de faire connaissance avec trois amis qui œuvrent ensemble
pour une vision incarnée et humaine de la préhistoire. Marc Klapczynski, auteur
du roman "Ao, l’Homme Ancien", Claire Troilo, auteure de l'album "AO, petit Néandertal"
et Emmanuel Roudier qui l’a illustré, avec ce talent et cette sensibilité qu'il
développe depuis déjà de nombreuses années, aussi bien pour les bandes dessinées
dont il est l'auteur que pour les nombreuses parutions scientifiques pour lesquelles
il a été sollicité.
L'INTUITION ROMANESQUE DU MÉTISSAGE
Là-haut sur la colline d’où nos lointains prédécesseurs suivaient la transhumance
des sauvages troupeaux, Marc Klapczynski et Claire Troilo nous ont raconté l'étrange
façon dont le personnage d'Ao a frappé au même moment à la porte de plusieurs imaginaires,
comme pour les rassembler. Alors qu’Emmanuel Roudier donnait vie à la rousse néandertalienne
"Vo’hounâ" détentrice des pouvoirs d’Ao, la déesse-mère, Marc écrivait sa trilogie
autour du personnage d’Ao, le dernier Néandertal. Sans le savoir, ils avaient donné
le même nom à une idée qu’ils défendaient chacun de leur côté et qu’ils portent
dorénavant ensemble. Au-delà des clivages, des hiérarchies érigées entre les différents
squelettes retrouvés et les industries lithiques qui leur sont associées, Marc et
Emmanuel font sans bruit tomber les barrières car ils ressentent l’humanité comme
un ensemble, certes infiniment varié, mais doté pour chaque individu de l’empathie
nécessaire pour communiquer et échanger avec autrui. Tous deux ont depuis longtemps
l’intuition que Néandertal et Cro-Magnon se sont rencontrés et se sont croisés,
au sens accouplés. Ce métissage est la trame de leurs œuvres respectives, l’intuition
commune qui a fondé leur amitié. Une idée qui commence à faire son chemin aussi
dans le monde scientifique.
QUE DIT LA SCIENCE SUR CE MÉTISSAGE ?
Le Max Planck Institut de Leipzig a publié comme chacun sait en mai 2010 des données
étayant l’hypothèse du croisement entre Néandertal et Cro-Magnon. Cela fit grand
bruit et les conclusions furent parfois hâtives. Alors tâchons de faire le point
avec quelques mois de recul sur cette question, notamment grâce à Bruno Maureille,
anthropologue des Hommes du Passé, qui donnait avec Alain Turq, préhistorien spécialiste
de l'industrie lithique, le samedi 7 mai 2011 au Pôle International de la Préhistoire
des Eyzies une conférence sur le thème : Néandertal, nouveaux résultats sur
un vieux fossile.
Bruno Maureille revient sur ces résultats et sur leur portée non négligeable :
« On est en train de revoir certains des plus grands paradigmes qui existaient
dans l'histoire de notre discipline. Nous sommes en train de comprendre que pendant
presque cent ans, on s'est peut-être trompé sur la position chronologique des principales
sépultures néandertaliennes du Sud Ouest de la France. Et qui plus, on est en train
de montrer qu'il y a différents gestes envers les défunts suivant les traditions
culturelles, les conditions environnementales, les territoires. On commence à prendre
la mesure de la diversité de la culture moustérienne. C'est un bouleversement tel
qu'un certain nombre de nos amis anglo-saxons sont moins prompts que nous à accepter
ce type de résultats, peut-être aussi en raison de la façon dont ils travaillent.
Nous sommes très attachés aux données, ils sont beaucoup plus hypothético-déductifs
que nous, ce n'est pas la même façon de faire de la Science. Et on va le retrouver
avec l'interprétation des données sur la disparition des Néandertaliens.
Avant la découverte de l'Homme de Saint-Césaire, la vision de cette
disparition était assez simple. Néandertal était l'artisan du Moustérien, les
Hommes modernes arrivaient avec les premières industries du Paléolithique
supérieur. Il y avait changement culturel et biologique. Le Paléolithique
supérieur c'est tellement mieux que le Paléolithique moyen que les pauvres
Néandertaliens ne pouvaient pas résister et étaient bien obligés de disparaître.
Puis, fouilles de François Lévêque dans le fameux gisement de la Roche-à-Pierrot
à Saint-Césaire, découverte de vestiges humains dans un niveau qui est censé
livrer une industrie de transition entre le Paléolithique moyen et le
Paléolithique supérieur, à savoir le Châtelperronien, mais qui met en œuvre des
modalités de production de supports lithiques de type Paléolithique supérieur.
Découverte de ce squelette, donc, et manque de chance pour certains
paléoanthropologues, on s'attendait à trouver un Homme moderne et non, on trouve
un Néandertalien. Vrai bouleversement scientifique à nouveau ; l'annonce de
cette découverte associée à sa datation a généré dans la très célèbre revue
"Nature" une quantité d'articles absolument phénoménale et a réellement
déclenché un débat qui reste toujours ardent.
LE MÉTISSAGE RESTE UNE HYPOTHÈSE À CONFIRMER
Avant, on avait un assez long listing de toutes les hypothèses qui pourraient expliquer
la disparition des Néandertaliens, qui allait de leur évolution biologique en Hommes
modernes, ça on n'y croit plus puisque le premiers hommes modernes ont près de 120 000
ans au Proche Orient voire peut-être plus en Afrique de l'Est, jusqu'au génocide
en passant par un très faible métissage. Ça nous faisait tout un ensemble d'hypothèses
qui pouvaient être considérées, tout étant plus ou moins débattues. On a alors pensé
que la paléogénétique pourrait nous permettre de répondre différemment et définitivement
à cette question. Pourquoi ? En raison même du support de la génétique, l'ADN.
Nous sommes capables de compter ces bases : adénine, cytosine etc, capables
de les compter une à une, et donc de les comparer et comme on sait que ces bases
représentent le support de l'information génétique, si on était capable de mettre
en évidence des différences très fortes à ce niveau-là entre les Néandertaliens
et les Hommes modernes, on peut considérer que ces différences sont trop importantes
pour considérer que Néandertaliens et Hommes modernes appartiennent à la même espèce
Homo sapiens. En étudiant certains gènes, on pourrait enfin comprendre quelles
étaient les causes de ces différences biologiques. Je vous l'accorde on parle bio,
on ne parle pas de comportement à ce niveau-là.
Le premier article est publié en 1997, c'est tout récent. Il concerne donc
la première étude de l'ADN d'un Homme de Néandertal, l'ADN qui n'est transmis
que par les femmes, l'ADN mitochondrial, et on trouve les différences entre
l'Homme de Néandertal et un échantillon de plusieurs milliers d'individus
humains actuels tellement fortes que certains scientifiques concluent
définitivement en 1997 : ça y est, c'est terminé, l'Homme de Néandertal est
tombé de l'arbre de notre famille, c'est bien un pauvre cousin qui a disparu
parce qu'il était biologiquement différent de nous. " L'Homme de Néandertal
tombe de l'arbre " titre alors Libération en couverture.
Toute une série de travaux sont produits allant de plus en plus loin dans la compréhension
de ces données génétiques, allant même jusqu'à l'analyse de certaines séquences
de gènes. Gènes qui sont impliqués dans les capacités langagières, gènes qui sont
impliqués dans la couleur de la peau, et tous ces résultats vont dans le même sens.
La distance génétique entre les Néandertaliens et nous est telle que la séparation
entre les deux lignées est forcément très ancienne, pratiquement 600 000 ans.
Les différences existantes entre eux et nous s'expliquent par cette évolution très
ancienne des deux lignées l'une parallèlement à l'autre soit. Quant à l'existence
de gènes identiques, elle s'explique par des phénomènes d'homologie (le même phénomène
évolutif dans deux lignées différentes) entre la lignée néandertalienne et celle
des Hommes modernes, tout est clair.
Tout ça marchait exceptionnellement bien jusqu'en 2010 où la même équipe que celle
qui a publié l'article de 1997 discute les résultats portant sur le premier génome
nucléaire néandertalien. Il a été réalisé sur des données génétiques provenant des
restes de trois individus différents du gisement de Vindija en Croatie. À partir
de l'analyse de 4 milliards de ces nucléotides, ils remarquent qu'une partie de
la variabilité génétique de trois individus actuels européens et asiatiques, relativement
à deux individus originaires d'Afrique, s'expliquerait mieux si on suppose des échanges
génétiques entre des populations non modernes comme les Néandertaliens et les lignées
ancestrales des Européens et des Asiatiques.
Actuellement cette hypothèse est discutée par la communauté scientifique d’autant
que l’équipe du Max Plank propose un territoire, le Proche-Orient et une date, il
y a près de 80 000 ans, où et à laquelle une petite partie d'une population néandertalienne
aurait échangé quelques gènes avec les hommes modernes.
En résumé, voici le scénario que certains imaginent. La population néandertalienne
évolue génétiquement depuis 450 000 ans puis elle va disparaître vers -30 000 ans.
Et puis, on a des populations d'Hommes modernes. Elles ont évolué aussi et il y
a 40 ou plutôt 30 000 ans, ces Hommes modernes vont se retrouver partout sur l’ancien
monde et l’histoire des différentes lignées d’Hommes modernes colonisant différents
territoires pourrait expliquer une partie de la diversité actuelle du peuplement
humain. Mais, en fonction des données que nous avons, on peut aussi supposer que,
sur la base d'un échange génétique, une partie de la variabilité génétique des Hommes
actuels chinois, mélanésiens et européens, relativement à celle des Africains, s'explique
mieux par un échange génétique avec des populations non modernes (comme les Néandertaliens)
plutôt que par la compréhension de la complexité de l’histoire génétique des différentes
lignées d’Hommes actuels.
Donc, il me semble qu'il peut y avoir une autre hypothèse. Cette variabilité que
nous avons chez les Hommes actuels s'explique par la totale méconnaissance que nous
avons de notre propre histoire, l'histoire évolutive des Hommes anatomiquement modernes
depuis leur origine jusqu’au temps présent. Et je vais illustrer cette idée par
un résultat qui a été publié la même année que celui de l'ADN nucléaire de l'Homme
de Néandertal et qui est passé totalement inaperçu.
D'autres scientifiques se sont intéressés aux génomes nucléaires de cinq individus
d'Afrique du Sud. Monseigneur Tutu qui est un Batou et quatre Bushmen du désert
du Kalahari. Au final, ils ont trouvé plus de diversité génétique entre les Bushmen
du désert de Kalahari deux à deux qu'entre les populations européenne et asiatique.
Ce qui veut dire que la variabilité entre les populations au niveau génétique est
tellement vaste et complexe à comprendre qu'on ne peut pas se baser sur ces uniques
résultats pour considérer qu'une partie de notre variabilité s'explique par des
échanges génétiques ente les Néandertaliens et les Hommes modernes.
C'est toute cette histoire qu'il faut essayer de comprendre maintenant, celle de
notre évolution, pour comprendre qui nous sommes au niveau biologique. Toutefois
il faut bien prendre la mesure de l'extraordinaire valeur des résultats obtenus
par nos collègues de l'équipe de Svante Pääbo sur l'ADN nucléaire de l'Homme de
Néandertal. C'est un résultat scientifique absolument inouï, incroyable. On pensait
que c'était impossible d'obtenir ce type de résultats scientifiques en 1997, quand
on a eu la première partie de la séquence génétique mitochondriale des Néandertaliens.
C'est un exploit technique extraordinaire et c'est un véritable virage dans l'histoire
de notre connaissance de la biologie humaine.
Avant cette date, 2010, quand on voulait comprendre l'homme actuel, on le comparait
aux grands singes. C'était sur la base de ce patrimoine génétique qu'on était capable
de faire des comparaisons. Maintenant, on peut le faire avec notre plus proche cousin
préhistorique. Même si je ne suis naturellement pas compétent pour faire une telle
évaluation, ce résultat scientifique est pour moi nobélisable.
Pour autant, il faudra attendre d'autres analyses, d'autres individus, d'autres
séquences de génomes nucléaires, d'autres reconstitutions de ce génome nucléaire
d'autres Néandertaliens, des fossiles du Paléolithique supérieur, des fossiles du
mésolithique, provenant les uns et les autres de différents territoires du monde
et, croyez-moi, c'est très très difficile à obtenir.
Nous paléoanthropologues, nous prélevons sur le terrain des ossements humains que
nous confions à nos collègues paléogénéticiens et, pour l'instant, on a beaucoup
plus d'échecs, c'est-à-dire qu'on n'est pas capable de retrouver l'ADN ancien, que
de succès qui nous permettraient de retrouver et de reconstituer un jour le génome
nucléaire de ces individus. Ce sont là pour l'heure les limites de la paléogénétique
humaine. »
UNE ÉTONNANTE DÉCOUVERTE EN OUZBÉKISTAN
De retour de Sibérie et de passage à La Chapelle-aux-Saints, à l'occasion de cette
Fête de la Préhistoire, Marylène Patou Mathis, directeur de recherche au CNRS et
responsable de l'unité d'Archéozoologie du Laboratoire de Préhistoire du Muséum
National d'Histoire Naturelle, nous a accordé un entretien au cours duquel elle
évoque les dernières découvertes faites en Ouzbékistan. Lors des fouilles archéologiques
menées sur le site d’Obi-Rakmat, certains vestiges des deux humanités seraient apparus
entremêlés : une calotte crânienne plutôt anatomiquement moderne et des dents plutôt
archaïques et proche de celles des Néandertaliens, associées à un outillage difficile
à interpréter, supposé de transition entre le Moustérien et le Paléolithique supérieur
par certains et le tout remontant à environ 70 000 ans. En clair, si l’on considère
que Néandertal, issu d’Homo Erectus, fait son apparition en Europe de l’Ouest il
y a plus de 300 000 ans, et si l’on considère qu’Homo sapiens l’y rejoint il y a
40 000 ans, au vu de ces récentes découvertes, la rencontre aurait pu se faire ailleurs,
en l’occurrence en Asie centrale, et avant, c’est-à-dire il y a plutôt 70 000 ans.
UNE TROISIÈME LIGNÉE HUMAINE DÉCOUVERTE DANS L’ALTAÏ ?
Bruno Maureille est très prudent quant à cette interprétation. En effet, d’autres
scientifiques considèrent que la morphologie du crâne du spécimen d’Obi-Rakmat est
plus primitive que moderne et que l’on ne peut considérer qu’elle traduirait le
mélange des deux lignées (néandertalienne et moderne). Ici encore, ce qui serait
démontré, c’est que la variabilité de l’histoire très ancienne du peuplement de
l’Eurasie est beaucoup plus complexe que ce que l’on croyait. À nouveau un paradigme
tombe. Celui de la seule existence en Eurasie autour de -50 à 30 000 ans de deux
lignées : celle des Néandertaliens et celle des Hommes modernes. En effet, les résultats
sur les données paléogénétiques d’une phalange de la main d’un fossile trouvé dans
le gisement de Denisova (Altaï) démontrerait l’existence d’une troisième lignée
humaine eurasiatique. Sur la base de l’ADN mitochondrial de ce fossile, de celle
d’une quinzaine de Néandertaliens et des Hommes actuels (et d’un Homme moderne du
Paléolithique supérieur de Russie) on suppose que le dernier ancêtre commun de la
lignée ayant conduit à Denisova avec celle des Néandertalien et des Hommes modernes
serait âgé de un million d’années. Ce chiffre est presque incroyable (et à nouveau
il faut être prudent). L’étude du génome nucléaire de ce fossile de Denisova comparé
à celui de cinq Hommes actuels démontrerait que cette lignée d’Altaï, presque inconnue
paléoanthropologiquement (on a une phalange de la main détruite pour les analyses
de paléogénétique et une troisième molaire), aurait contribué à 4 à 6% du génome
des Mélanésiens. On le comprend, on doit être très prudent avec ces résultats et
ne pas trop affirmer que nous avons compris notre histoire évolutive et celle des
lignées d’Hommes fossiles non modernes.
COURAGE, FOUILLONS !
Toutes ces pistes de recherche doivent être poursuivies, en modifiant peut-être
parfois notre regard. Comme l’explique Marylène Patou Mathis, si ce croisement
a bien eu lieu entre Néandertal et Cro-Magnon, c’est peut-être qu’à l’époque, eux
ne se sont pas vus comme deux espèces différentes. C’est nous qui avons érigé des
différences entre les êtres. Notre classification des espèces issue du XIXe classification des espèces issue du XIXe siècle
et de son idéologie qui place les Noirs sous les Blancs et les fossiles sous les
vivants est sans nul doute à reconsidérer.
Ce qui est intéressant en
préhistoire c'est qu’à chaque fois qu'on avance, les dates reculent, les
étiquettes volent et les parcours tourbillonnent. Il faudra bien admettre que
rien n’est linéaire, ni l’évolution des espèces, ni les déplacements des êtres
vivants. La seule chose dont on puisse être à peu près certain c’est qu’on
n’arrivera jamais à résumer 99,9% de notre histoire – la préhistoire – en un
chemin unique menant des origines à notre "apogée". Alors, courage, fouillons !
Sophie Cattoire
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